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La littérature albanaise : Ismaïl Kadare

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Message par Ina_miley Sam 11 Aoû - 15:39

Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.



Ismaïl Kadaré, l'écrivain albanais le plus connu.

La littérature albanaise : Ismaïl Kadare Ismail_kadare

Né en 1936, à Gjiroskastër, dans le sud de l'Albanie, Ismaïl Kadaré parachève à Moscou, à l'institut Gorki, des études commencées à la faculté de lettres de Tirana en 1956. De retour en Albanie, en 1960, il se lance dans le journalisme et publie de la poésie. Son premier roman, Le Général de l'armée morte, paraît en 1964. Devenu écrivain à plein temps, Kadaré dirige parallèlement la revue littéraire Les Lettres albanaises (publiée simultanément en français). Après deux ans de relégation à la campagne, il obtient de se rendre en Finlande (1962), en Chine (1967) et en France, pour la première fois, en 1970.

Ismaïl Kadaré est désigné député, sans l'avoir demandé. En 1972, il doit adhérer au parti, mais un roman provoque sa disgrace. Il est envoyé à la campagne. On lui interdit d'écrire. Ses livres seront publiés en France par Fayard.

En 1990, Ismaïl Kadaré obtient l'asile politique en France et partage aujourd'hui sa vie entre Paris et Tirana. En 1996, il a été élu membre associé étranger de l'Académie des sciences morales et politiques à Paris. Mais cet écrivain de renommée mondiale, auteur de nombreux romans (Les Tambours de la pluie, Le Pont aux trois arches, Le grand hiver, Chronique de la ville de Pierre, Pyramides...) n'a pas eu le prix Nobel.


« La renommée de l’auteur, acquise depuis plus de trente ans, ne pose pas problème. Mais le Comité de prix Nobel se pose la question du comportement de l’auteur dans l’Albanie d’Enver Hoxha, dictateur qui réclamait une obéissance totale de son entourage et une soumission absolue d’une intelligentsia qu’il avait malmenée, torturée, liquidée. "Comment Ismail Kadaré a-t-il survécu dans ces conditions ?" - cette question est à la fois très naturelle et tout à fait injuste. Fallait-il mourir à tout prix, sacrifier à la fois sa vie et son œuvre en disant ouvertement devant son bourreau ce qu’on pense de lui et de sa folie ?

Il est vrai que Kadaré a été l’un des rares écrivains albanais qui pouvait provisoirement "sortir" de sa cage et voyager à l’étranger au sein d’une "délégation" d’écrivains commissaires qui le contrôlaient. "Pourquoi n’est-il pas alors resté dans le monde libre ?", d’aucuns se le demandent. Mais il laissait à chaque fois entre les griffes du tyran les otages les plus chers : sa femme (Héléna Kadare est également écrivain), deux de ses filles, ses parents les plus proches; ils auraient tous expié pour sa "fuite" et sa "trahison", et ceci de la manière la plus tragique. » (extrait d'un article de Predrag Matvejevic, Le Courrier des Balkans, 17 octobre 2005)

« Dans ses livres, Ismaïl Kadaré prend comme toile de fond l’Albanie à différentes époques de son histoire : la période d’occupation ottomane (XVe-XXe.), les années 1930, postérieures à l’indépendance (1912), les phases de révolution, d’alliances et de ruptures sous le gouvernement communiste. Mais le lecteur ne doit pas chercher dans son œuvre le strict reflet de la réalité historique. L’histoire n’est qu’un appui pour l’imagination fertile de l’écrivain qui la manie à sa façon. Ce qui captive le public étranger qui voit une Albanie fascinante par son exotisme au sein de l’Europe. L’autre spécificité littéraire de Kadaré est le double langage. D’un côté, il semble appuyer le régime, mais, de l’autre, il le mine. Il parvient à cela grâce à des techniques novatrices, dont le grotesque est la plus caractéristique. Alors que, sous la dictature stalinienne, Kadaré a été considéré officiellement en Albanie comme un représentant du réalisme socialiste, il a en réalité contribué à l’ensevelir et à faire pénétrer la littérature albanaise au sein de la littérature mondiale. » (Extrait de l'Encyclopédia Universalis)

Lien : ici

Suit : Je vais présenter son premier livre "Le général de l'armée morte".

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Dernière édition par Ina_miley le Mar 14 Aoû - 15:35, édité 4 fois

Ina_miley

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Message par Ina_miley Dim 12 Aoû - 15:17

Le général de l'armée morte



Écrit en 1966, c'est l’un des premiers romans du grand écrivain albanais, l’œuvre qui le fit connaître à l’étranger, notamment à partir de sa traduction en français par Jusuf Vrioni.

Un général et un aumonier italiens sont envoyés en Albanie recupérer les ossements de trois mille soldats italiens abattus durant la Seconde Guerre mondiale. La comtesse Betsy, qui les fascine, les charge plus particulierement de retrouver le corps de son mari, le legendaire colonel Di Breni.

« Une enclave hors du temps noyée sous la pluie, le brouillard ou la neige : l'Albanie, cette terre étrangère où la boue se mêle aux souvenirs. Un général en charge d'une mission aussi étrange que lugubre : déterrer les squelettes des soldats morts sur le sol albanais pour les restituer à leur famille. En somme, donner à ces valeureux soldats une digne sépulture, rendre les morts à la terre qui les a vus naître, représente pour le général une tâche honorable dont il cherche à s'acquitter avec zèle et fierté. L'appréhension ou la crainte ne sont jamais loin toutefois, l'ombre menaçante des montagnes, la terre boueuse ou gelée qu'il faudra retourner, tout évoque l'inhospitalité. Pourtant si le général devine une contrée aride et noire, il ne perçoit pas encore qu'elle a façonné ce peuple au destin tragique, pétri d'une haine silencieuse pour ses anciens ennemis. Tout au long de ce voyage initiatique, perdant peu à peu sa superbe de militaire et jusqu'à la déchéance, le général finira plus vaincu, plus mort encore que cette armée de squelettes ensevelis. » Lenaïc Gravis et Jocelyn Blériot

Ce roman a été porté à l’écran par Luciano Tovoli en 1983, avec Marcello Mastroianni, Michel Piccoli, Anouk Aimée.





Spectacle du drame et de l'humour où l'on risque de finir plus mort encore à se frotter aux morts eux-mêmes. Vingt ans après la défaite des Italiens en Albanie, un général italien, Le Général de l'armée morte, se voit charger de déterrer les cadavres de ses compatriotes laissés sur place pour les restituer à leur famille. En compagnie d'un prêtre, ils ont beau avoir le relevé exact des tombes, les mésaventures s'accumulent. Ils rencontrent un général manchot et un maire véreux allemands qui cherchent eux aussi les ossements de leurs soldats tombés autrefois en Albanie. Le général italien, fier et plein de zèle, se défait de son sérieux au fur et à mesure que sa mission perd pied, jusqu'à tomber dans la déchéance. Quant au prêtre soupçonneux qui l'accompagne, il est le témoin emblématique d'une expérience unique qui entrecroise le tragique et l'humour.


Dans ce voyage initiatique pittoresque, l'auteur déploie, avec un tact extraordinaire, tout son talent de conteur pour parler de son pays et de ses habitants. Il sème chemin faisant, anecdotes et réflexions attribuées aux morts et aux vaincus. Mais surtout, il décrit avec force et une grande humanité l'Albanie, mettant en scène des personnages emblématiques. Tel ce montagnard qui tient tête à toute l'armée italienne. Ou ce vieux terrassier, tué par les ossements d'un ennemi mort depuis vingt ans, représentant l'immense douleur, l'immense colère, l'étouffante haine silencieuse d'un peuple à l'histoire tragique. Ou enfin, cette terre, aride et noire, ses montagnes et ses plaines inhospitalières,
balayées par la pluie, la neige, le brouillard. Une terre enlisée dans un communisme où vivre, plus que bien vivre, devient l'essence même du quotidien. Dans une narration rigoureuse et dramatique, Kadaré met en place tous les ingrédients pour que le temps agonise. Pour que le sourire s'évapore dans les brumes d'une mémoire collective qui n'a que trop souffert. Pour que ce peuple rude, courageux, sans la moindre passion mais élevé dans l'obéissance aux coutumes, joue une pièce de théâtre tragique, avec un prologue, une tension dramatique et un épilogue mortel. Alternant les dialogues savoureux, les journaux intimes et les contes, Kadaré joue sur tous les registres littéraires. Le sourire est toujours à fleur de page. Un sourire d'humour fin, un sourire très humain, fait de loyauté, de patience et d'amour. Restituant la puissante
tradition poétique orale de son peuple, Ismaïl Kadaré offre une histoire étrange et sombre, saisissante de vérité sur l'aventure humaine. Un roman incroyable, intense, historique, immense, bouleversant de beauté.


Pascale Arguedas

Ina_miley

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Message par Ina_miley Mar 14 Aoû - 16:07

Avril brisé / Prilli i thyer


Tout d'abord, j'ai choisi de présenter ce roman parce que ce n'est pas seulement un livre pour passer le temps, mais aussi parce qu'il décrit une réalité choquante. Le monde dans lequel Avril brisé nous plonge est aussi onirique que réel, aussi fantastique et effrayant que vrai. Car c'est le monde du Kanun, ce recueil de lois implacables qui ordonne la vengeance et exige de verser le sang pour tout sang versé, sauf à perdre tout honneur..
Cela peut paraître étrange, mais encore aujourd'hui, le Kanun s'applique dans certaines régions dans le nord de l'Albanie. Le Kanun ordonne la vengeance et exige de verser le sang pour tout sang versé en condamnant à mort chaque membre, fils, d'une famille impliqué dans un litige, et à l'emprisonnement à vie dans les murs de leur maison pour l'autre partie de la famille...

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Un roman où s'entrecroisent deux histoires : celle de Gjorg le jeune montagnard qui vient de venger la mort de son frère et qui attend le châtiment selon les termes du Kanun, et celle d'un jeune couple en voyage de noce, venu dans cette même région pour étudier les coutumes ancestrales et sanglantes de cette vendetta d'honneur. L'action a beau se situer au début du XXe siècle, la vie sur les hauts plateaux d'Albanie nous enfonce dans le Moyen Âge.

Le choc est si grand pour la jeune mariée qu'il sera fatal à son bonheur. Et cette expérience tragique va faire basculer son époux, écrivain mondain, dans la réalité. C'est là sans doute la morale de Kadaré quand il apostrophe son héros : « Vos livres, votre art, sentent tous le crime. Au lieu de faire quelque chose pour les malheureux montagnards, vous assistez à la mort, vous cherchez des motifs exaltants, vous recherchez ici de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c'est une beauté qui tue ».


Récit croisé en forme de destins, Avril brisé s'offre comme une tragédie revisitée, à une époque où l'Albanie des rudes plateaux paraît encore être une enclave médiévale régie par la loi du Kanun. Ce droit coutumier ancestral administre de façon totalitaire l'existence des montagnards, qui se révèle très vite carcérale lorsque leurs familles sont emportées par le flux continuel de la vendetta. Erigée en Loi dont l'ombre plane sans cesse, la Bessa, ou parole donnée, une fois brisée, résonne comme un grondement de tonnerre sur tout le plateau, exigeant réparation par le sang versé. Dans le roman, le jeune Gjorg, faible rouage de ce système implacable, se voit dès lors comparé à Hamlet, et porte le sceau mortuaire autour du bras, sous la forme d'un ruban noir qui le désigne aux yeux de la communauté tant comme meurtrier que comme future victime. Seule échappatoire temporaire, la réclusion dans une tour de claustration qui devra lui servir de vestibule de la mort. C'est à ce moment même que Diane, fraîchement épousée par l'écrivain Bessian qui l'a emmenée dans la région pour une étude ethnographique supposée inspirer ses écrits, est amenée à croiser la route du jeune homme...

Rarement la fugitivité des dernières pensées d'un condamné a été aussi délicatement esquissée : la tyrannie oraculaire qui tourmente le héros, et amorce sa menace avec le leitmotiv d'un sang à venger qui jaunit, laisse entrevoir en filigrane ses derniers frissons de vie et de révolte intérieure. C'est donc par un langage poétique et grave que Kadaré parvient à effleurer les émotions de protagonistes qui n'ont de libre que leur silence.

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Message par Ina_miley Jeu 30 Aoû - 19:19

Que la paix d’Allah soit sur vous, ainsi que sa miséricorde et sa bénédiction



L'Albanie entre la légende et l'histoire


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L'œuvre d'Ismaïl Kadaré est riche, foisonnante et complexe. Comment s'y retrouver ? Comment pousser la porte et entrer chez ce formidable raconteur d'histoires ? Le détour par l'Albanie s'impose pour qui veut comprendre ce sens du romanesque travaillé par une longue histoire où l'on ne sait jamais très bien ce qui relève de la légende. À partir de l'Albanie, on entre dans l'universel méditerranéen. Le monde de l'Iliade voisine avec les tragiques grecs, relus dans une perspective très contemporaine où l'absurde n'est jamais bien loin. C'est pour débattre des rumeurs et des drames persistants - qui ont pour noms la vengeance, l'endogamie familiale, les conflits religieux et « ethniques » dans les Balkans - qu'Ismaïl Kadaré a été convié à la deuxième Conférence Germaine Tillion d'ethnologie méditerranéenne.

Le long et bel entretien qui ouvre ce livre est à la fois le fruit et le prolongement de cette rencontre. Des souvenirs de Gjirokastër, sa ville natale, à l'empire du kanun - ce code coutumier qui rythme encore les règles de la vengeance -, de la poésie épique - qui n'a jamais cessé d'habiter l'imaginaire albanais - aux nouvelles guerres balkaniques, sans oublier enfin le poids de la dictature communiste, ce dialogue inédit avec Ismaïl Kadaré nous donne des clés pour comprendre.

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La littérature albanaise : Ismaïl Kadare Empty Eschyle ou l'éternel perdant par Ismail Kadare

Message par Ina_miley Ven 7 Sep - 12:33

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L’art d’écrire selon Kadaré

QUICONQUE a découvert avec "Avril brisé "le cycle impitoyable de vengeances et de contre-vengeances, avec le "Pont aux trois arches" le récit d’un irrésistible meurtre rituel, ou avec "Qui a ramené Doruntine ? " le jeu éblouissant de la fatalité n’a pas pu ne pas remarquer que les légendes albanaises, dont se nourrit l’oeuvre d’Ismail Kadaré, sont puisées aux mêmes source que la tragédie grecque, où les hommes, manipulés par des forces qui les dépassent, tentent d’ouvrir un espace infime à leur liberté.

Avec "Eschyle ou l’éternel perdant", Kadaré va plus loin. Dans ce superbe essai sur l’art d’écrire, profonde méditation sur les rapports de la littérature et du pouvoir, il lance un pont entre la tragédie grecque et le roman moderne, entre le destin d’un poète dont se méfiaient des princes et celui d’un romancier que redoutent des
bureaucrates. Et surtout, il propose une réflexion très émouvante sur l’éternelle fragilité de toute oeuvre d’art.

Car l’oeuvre d’Eschyle, surgie du néant, a bien failli y retourner. Le fondateur du théâtre et de la tragédie ne disposait, pour construire son oeuvre, que de très peu de sources d’inspiration : la poésie orale des Balkans _ dont Homère s’était inspiré avant lui, _ et peut être une traduction en grec du Gilgamesh mésopotamien. C’est tout. Le reste, il l’a puisé dans des récits historiques qui, faute d’être écrits, ne pouvaient à l’époque que devenir légendes, ‘ jouets de la fantaisie et de l’interprétation de chacun, dénaturés à tel point qu’ils ne se distinguent plus des images que seul enfante le sommeil ‘.

De ces récits multiformes, Eschyle fit surgir la tragédie, ‘ récit mis en scène qui permet à l’homme de s’identifier à d’autres, de se multiplier, de se perpétuer, de ressentir des passions inconnues de lui, bref, l’envie de communiquer davantage avec la communauté humaine ‘.

Pour comprendre comment elle s’est installée dans l’imaginaire des hommes, Ismail Kadaré risque alors une hypothèse lumineuse : la tragédie prend sa source dans les récits de mort et s’organise à partir des rites funéraires ; féconde intuition. La première tragédie, dit-il, est un spectacle religieux, dont le nom _ ‘ bouc-chant ‘ en grec _ renvoie, par le biais du ‘ bouc émissaire ‘, au sacrifice rituel. La première comédienne est une pleureuse qui, aux obsèques, interprète le chagrin des proches, fait connaitre les remords des disparus et durer le souvenir des morts.

La tragédie, réflexion sur la mort, est donc nécessairement à la recherche de sa source, ‘ une erreur fatale, une faute qui demande à être effacée, un meurtre ‘. Elle ne peut être que le récit fascinant d’un enchainement de violences où l’acte de l’un renvoie le ‘ droit ‘ chez l’autre, bandant l’arc de la fatalité, jusqu’au désastre irrésistible.

L’auteur tragique est alors le ‘ juge du droit ‘, celui qui d’Eschyle à Dante, de Shakespeare à Goethe, de Cervantès à Dostoievski, rend le verdict et punit le coupable. Et le premier d’entre eux, au sixième siècle avant notre ère, Eschyle, s’est employé à décrire minutieusement toutes les formes possibles de meurtre, à classifier toutes les sources possibles de la violence et toutes les formes de la punition : celles de la rivalité du désir dans les Suppliantes, de la ‘révolte du plus petit’ dans les Perses, du défi aux dieux dans Prométhée, du meurtre rituel dans l’Orestie.

Préserver les textes des grands tragédiens

Et encore ne connait-on qu’une très faible partie de son oeuvre car, sur les quelque quatre-vingt-dix pièces qu’il a écrites, seules sept nous sont parvenues. De cela, dit Kadaré, Eschyle a été ‘le plus grand perdant’. Il redoutait sans doute lui-même un tel oubli. Peut-être le considérait-il comme inévitable : ses pièces, écrites sur des peaux distribuées aux acteurs, étaient, à l’évidence, menacées de destruction naturelle. Et il devinait qu’après sa mort on changerait une scène, un décor, et que ses textes se perdraient au milieu d’oeuvres nouvelles sans importance. Pourtant, le pouvoir athénien a senti où était l’essentiel et, au quatrième siècle, a voulu préserver les textes des grands tragédiens. Lycurgue, intendant du Trésor d’Athènes, ordonna que
soit établie une version officielle des oeuvres d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. Etrange dualité : un ministre des finances protecteur des lettres ! Quatre siècles plus tard, à Rome, au temps d’Hadrien, on publia un recueil de sept de ses tragédies (Prométhée enchainé, les Perses, les Sept contre Thèbes, la trilogie de l’Orestie et les Suppliantes). Recueil approximatif et maladroit, où les indications de scène et de rôles sont parsemées d’erreurs.

Et pourtant, seules ces sept pièces nous sont parvenues. Pourquoi quatre-vingts pièces _ dont sans doute de très nombreux chefs-d’oeuvre _ ont-elles disparu ? Parce que, ose Kadaré, l’Eglise de Rome a voulu éliminer tous les mythes et tous les héros qui pouvaient faire concurrence à la Bible et au personnage de Jésus. Elle a recherché et détruit leurs manuscrits, qui existaient encore ; après le quinzième siècle, la nuit ottomane s’est chargée de faire disparaitre ceux qui pouvaient exister encore.

Alors, tout art a-t-il une fin ? Tout artiste est-il nécessairement perdant ? Non, dit le romancier albanais. Et Eschyle le prouve. Car, malgré l’exil que lui imposent les puissants d’Athènes, malgré sa mort solitaire en Sicile, la Grèce et l’oeuvre d’Eschyle sont restées inséparables aux yeux des hommes. De tous les temps, ‘il sentait bien que c’était là comme un décret du destin, mais, dans cette fatalité, il y avait à la fois les ténèbres et la lumière, la douleur et la joie, la mort et la résurrection’.

Naturellement, comme la Madame Bovary de Flaubert, Eschyle, c’est Kadaré, mais cet essai va au-delà d’une réflexion sur les rapports d’un écrivain et de son peuple. C’est une magnifique méditation sur le destin de tout créateur, dont l’oeuvre est sans cesse menacée par la frénésie d’un monde futile, d’un monde qui avance en effaçant ses propres traces, et qui ne se grandit que lorsqu’il sait décider de laisser des bornes à chaque étape, en faisant d’une parole ou d’un regard un sanctuaire à transmettre, constituant peu à peu le patrimoine de l’humanité, dont chaque génération n’a que l’usufruit.

Telle est sans doute la première victoire d’Eschyle que d’avoir été le premier perdant.

Ina_miley

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